Manue : "la vie des groupes dépend de la bonne santé des salles de spectacle"

Avec Manivette Records elle produit Massilia Sound System, Moussu T e lei Jovents et Gigi de Nissa


Produire un disque et organiser la tournée du Massilia Sound System n'est pas une sinécure en temps de crise économique. Alors pour les groupes a moins forte notoriété...Entretien avec Manue, discrète organisatrice d'une partie de la vie musicale occitane.



Avec Delphine (Asso Salabrum) et Manue (Manivette Records). CD, concerts, événements deviennent possibles (photo MN)
Manue, tu produis quelques-uns des groupes les plus importants de la musique occitane de création, dans un contexte général de crise économique qui ne doit pas leur faciliter la vie. Comment le ressens-tu ?
 
Disons-le, le système qui soutenait, de manière générale, les musiques dites « du monde » est en voie de délitement ; et les artistes mesurent à quel point il devient difficile de créer et de vivre, tout simplement, dans ce contexte-là.
 
Nous pouvions nous faire connaître et entendre dans les journaux de world music, mais ils ont disparu.

C’étaient des sortes de « voies de communication » des groupes, mais ces voies ont été effacées. Idem pour les radios.
 
Reste, oui, c’est vrai, les salles de concert. Seulement ce contexte de crise profonde les affecte aussi, et elles ne prennent plus de risques.

C’est terrible pour qui veut apporter de la nouveauté, mais c’est terrible aussi pour un public qui n’a plus guère de chances d’accrocher à ces nouveautés.

"La crise touche les scènes, qui en retour n'acceptent plus de prendre de risques"

Gari Grèu et Papet J, du Massilia Sound System : "le fait de chanter en occitan est plutôt un avantage, surtout à l'étranger, où la curiosité est de mise, plus qu'en France" (photo MN)
Le fait que les artistes que tu promeut chantent, souvent, en occitan, est-ce un risque pour les salles en question à ton avis ?
 Non, clairement, c’est même une originalité qui fait notre force. Bien sûr nous pouvons être confrontés à des « cultureux parisiens » qui nous verront comme des pacoulins arriérés.

Mais en général c’est plutôt un avantage. Ça nous montre quand même que dans ce milieu, l’ouverture est plus importante que la fermeture d’esprit.

Après, ce que je remarque c’est que cette originalité-là est mieux perçue à l’étranger. On nous demande, lors des tournées, de dire mieux comment ça se passe pour la culture occitane en France. La curiosité est de mise ailleurs, l’intérêt plus vif.
 
En France même, comment vivent cet intérêt (ou ce désintérêt !) les groupes dont tu t’occupes ?
 Les situations sont très différentes : le Massilia Sound System attire des jeunes, et ses publics s’accumulent, si je puis dire, depuis trente ans. Moussu T a acquis une véritable notoriété dès la sortie de l’album Mademoiselle Marseille (20 000 ventes), et Gigi de Nissa lui doit encore construire sa notoriété, malgré son talent réel. Ça m’est difficile de généraliser ces situations.
 
Mais tous sont affectés par la mise à mal des scènes où ils pourraient faire entendre leur musique. Certains festivals mettent la clé sous la porte avec la décrue budgétaire ; des subventions n’existent plus.

Alors quoi ? Compter sur le disque pour vivre et se faire entendre ? Mais les disquaires sont les premières victimes de la crise ! Va voir même à la Fnac ce qu’est devenue la place réservée aux CD. Elle s’est réduite comme peau de chagrin.

"Vendre des disques alors qu'on ne vend plus de lecteurs de disques!"

"Les salles de concert n'acceptent plus de prendre des risques. Comment alors permettre aux talents (ici Blu, le guitariste et chanteur de Moussu T e lei Jovents) d'émerger ou de s'exprimer ?" (photo MN)
Est-ce pour de bon la fin du CD ?
 Les jeunes téléchargent, c’est sûr. Mais même si tu veux aujourd’hui écouter un CD, ça ne va plus de soi. On ne trouve plus de platine à acheter, ou alors hors de prix, et même les lecteurs CD des autos tendent à disparaître au bénéfice d’un lecteur de clef USB. 

Ne reste qu’un véritable endroit pour les acheter…le concert ! Là les gens sont heureux de repartir avec ce souvenir sonore, un prolongement du moment sympa qu’ils viennent de vivre.
 
Tu as évoqué la difficulté à être programmé dans une salle à l’heure où plus personne ne prend de risques. Qu’elle en est la raison ?
 Une des raisons c’est que ces salles, comme nos groupes, voient les aides publiques se raréfier. Avant, il y avait toujours une « soirée découvertes », qui te donnait ta chance. Elles ont disparu, et ta chance avec…

Quant aux aides publiques, et bien, on en fait le compte, on cherche à savoir si telle ou telle permettrait de lancer un projet musical, et ensuite seulement on le lance. Mais il y en a de moins en moins.

Créer dans ces conditions est devenu un exercice compliqué, avant même d’avoir touché sa guitare.
 
On parvient à payer des cachets aux artistes. Mais sans les aides publiques, la paie est bien en deçà du travail fourni. 

Et les artistes comme les techniciens ont  une épée de Damoclès au-dessus de la tête ; ils sont toujours moins certains de conserver leur statut d’intermittents. Les conditions à satisfaire sont de plus en plus drastiques (Il faut pouvoir justifier d'un certain nombre d'engagements sur une période donnée, Ndlr).

Un bon nombre en sont déjà exclus, d’autres en sortiront encore. Si les salles n’acceptent plus de programmer, c’est socialement un tsunami qui se prépare dans la création musicale. Et il y aura beaucoup de noyés !
 
J’ajoute que les grilles de calcul salarial pour l’enregistrement d’un disque, compliquées à souhait, refroidissent l’enthousiasme. En fait, pour beaucoup, ça rend l’exercice impossible

"Dix ans de production sans statut social"

Tatou, Manue, Blu, au BabelMed à Marseille. "Pour que tout ça tienne et avance il faut une histoire d'amitié, c'est le moteur" (Photo MN)
Dans ce contexte difficile, quelle est la situation d’un producteur comme toi ?
La situation d’un bénévole permanent.

Tu n’es pas payée pour t’occuper de Massilia Sound System, Moussu T et Gigi de Nissa ?
J’ai créé Manivette Records et Asso Salabrum fin 2004 (l’un produit, l’autre crée des évènements autour des groupes, ndlr). Et bien depuis dix ans je suis agent bénévole. Autant le dire, je n’ai pas de statut social.
 
Précisons qu’à la ville tu es « madame Tatou » si on peut dire. Tu es dans la même situation qu’une femme de fermier, finalement ?
 C’est ça. Je travaille pourtant, à la ferme… Bon, sans rire, cette situation est possible parce que des amitiés fortes nous lient, entre artistes, et conjoints d’artistes.

Tout ça tient et permet de créer parce qu’il y a une forte histoire d’amitiés et qu’on compte les uns sur les autres. C’est ça notre carburant, c’est pourquoi nous avons peu de débats d’argent.

Et puis, ensuite, il y a cet espoir que ça va s’améliorer, qui ne nous quitte pas, contre toute forme de réalisme.
 
Et au fait, ça va s’améliorer ?
Quand les royalties des ventes de disques tomberont, en particulier celles du CD des trente ans du Massilia qui a l’air de marcher, avec les droits d’auteurs et les subventions, je pourrai penser à me payer. Oh ! Pas à la hauteur du travail fourni, mais me payer quand même.

En attendant, et bien il faut qu’on subsiste : et la structure, et les artistes. Je ne peux pas dire que la situation va forcément s’améliorer, mais nous pourrons poursuivre nos projets artistiques. C’est essentiel.
 
 

"Aider les structures à être durables, c'est aider les artistes à créer"

Je viens d’écouter la déléguée régionale Paca à la Culture, Christine Mirauchaux, présenter tout un dispositif d’aides aux musiques modernes. Certes c’est une année électorale, on ne sait si elles seront durables. Ceci-dit, y-a-t-il là-dedans quelque chose qui vaille la peine  pour les artistes ?
 
Alors, d’une part il y a des aides conjointes Drac-Région aux salles de musiques actuelles, les SMAC, qui donneront peut-être plus d’allant aux directeurs de ces salles, pour prendre ces fameux risques sans lesquels l’artiste n’existe plus.

Mais je retiens surtout que le dispositif régional aiderait les structures, telles que Manivette ou Salabrum, à « la pérennisation ».

Si on est aidé à encadrer la vie des artistes, c’est positif. Si cette aide permet de verser des salaires aux producteurs et autres agents, c’est encore plus positif. Maintenant, faut voir en pratique, avant de juger.

Entretien réalisé dans le cadre du BabelMed à Marseille
 

Vendredi 17 Avril 2015
Michel Neumuller