La norme s'effaça et en Provence l'écriture phonétique triompha...


AIX-EN-PROVENCE. Les écrivains baroques d'expression provençale, dans leurs évolutions nous apprennent comment la langue écrite, normée avant l'annexion française, est notée de plus en plus phonétiquement. Pour l'universitaire Jean-Yves Casanova, spécialiste des littératures occitanes des XVIe et XVIIe siècles, ces transformations nous renseignent sur l'évolution de la langue telle qu'elle fut parlée avant Mistral.



JY Casanova traque les évolutions de la langue parlée aux différentes époques. Pour cela, ce sont paradoxalement les écrits anciens ses plus fidèles informateurs (photo MN)

« Quand une langue s’impose à la société car elle lui sert, en particulier pour son usage administratif, la norme écrite s’impose, et elle n’est jamais égale à la langue parlée, dans aucune langue… mais dès qu’elle cesse d’avoir un rôle administratif, qu’elle rentre dans le domaine privé, qu’elle a le statut de langue maternelle, associée au bien être de l’enfance, ses tenants l’écrivent au plus près de la phonétique, et cela nous informe de façon précieuse sur la manière qu’on a ici ou là, selon les époques, de la prononcer ».

 

La contribution, très pédagogique, de Jean-Yves Casanova lors du colloque consacré aux écrivains provençaux de l’époque baroque aidera à comprendre ce qui se joue dans le débat sur les différentes graphies de l’occitan.

 

Initié par Didier Maurell, professeur agrégé d’occitan-langue d’oc (selon l’appellation du ministère de l’Education), ce colloque a été accueilli par le Musée Granet à Aix-en-Provence le 15 septembre, à l’occasion d’une exposition dédiée au peintre Jean Daret, qui s'est close le 29 septembre.

 

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JY Casanova y aura dévoilé plusieurs textes en provençal courant de 1485 à 1780, et ainsi a montré comment – pense t-on – a évolué la langue d’oc en Provence quand l’usage du français a relégué la langue autochtone dans l’univers familial, du cercle d’amis, du petit peuple.


Bellaud de la Bellaudière : le génie hors normes...

Didier Maurell. Le professeur aixois de provençal a exhumé les écrits de Jean de Cabanes et a adapté puis popularisé l'œuvre théâtrale de ce contemporain provençalophone de Molière avant que d'organiser un colloque sur ses pairs écrivains provençaux de l'époque baroque (photo MN)

Voici comment Jean de Nostredame l’écrit en 1550 dans ses Mémoires historiques : « d’aquest temps, Bertrand dels Baulx, fils d’Estreveneta, sorre de Remond Berenguier, per la question que son moguda entre la dicha Esteveneta, sa mayre, Berenguyer Remond…. Lou rey d’Anglaterra, esbayt d’aquo, demanda la razo Bertrand ly dis graciouzament ».

 

La manière est incertaine, le son « ou » est orthographié parfois « ou » et parfois « o », et les consonnes mouillées idem, parfois « gne » et d’autres fois « lh ». Ici la proximité avec la manière de noter d’autres auteurs est patente. Ainsi de Ruffi, et de son Histoire de Marseille, publiée au XVII e siècle : « La premiera es per so que yeu ay vist e experimentat que quant alcuns dels consols ho conselhers» .

 

Encore est-on là encore proche du temps où les scribes respectaient une norme. Avec le génial Bellaud de la Bellaudière, en 1595, on s’en éloigne. Le poète est un géant dans l’ordre littéraire, il écrit pourtant pour une société érudite restreinte, sans qu’on sache s’il y prononçait les consonnes finales par exemple. « N’y a qué my legiran, sensso ubrir la ceruello, ny senso mastegar lou dire de l’auctou: mais tamben sen a pron dins aquest terradour que de sens y prendran may d’uno pinatello. »


La langue écrite désormais doit coller aux manières particulières de parler

Une centaine d'érudits, universitaires, ou curieux ont assisté au colloque aixois du 15 septembre (photo MN)

« Ruffi qui est archiviste, est lui un nationaliste marseillais pour qui la langue doit coller à la manière locale particulière de parler » précise JY Casanova. C'est ce qui fait la différence avec son contemporain Bellaud.

Plus tard, « Donatien de Sade et sa correspondante Milli de Rousset, eux, sont passés de l’autre coté. Ils n’écrivent plus que selon un souci phonétique. Mais il faut noter que leur échange est purement privé. Il n'y a pas d'enjeu public»

 

Car, faisons un bond de deux siècles, durant lesquels les nobles et les bourgeois qui écrivent en provençal s’éloignent de toute règle commune, et voyons comment Marie-Dorothée de Rousset, la gouvernante de l’épouse du marquis, et sans doute plus, tente de lui apprendre à distance à écrire provençal alors qu’il est embastillé.

 

« couro pourraï m’asséta sur teï génouil, te passa moun bras autour de toun couoï, te poutouna a moun aisé, te diré fouosse poulideï cause a l’aureillo. Et si fasiés lou sourd moun couer contre lou tieou te farié pron senti qu’aï une ame tendro e delicatte e certainament te farié espandi la tioune »


Milli de Rousset ou le triomphe de l'écriture phonétique

« Milli est préoccupée par la tonicité de la langue, reprend JY Casanova, comme l'attestent ses voyelles finales accentuées, ainsi qu’elle l’écrit à Sade : « j’écris jamaï avec un « ï » pour vous faire sentir comme il faut appuyer sur la dernière lettre ». « Et chez elle les consonnes finales ont disparu. »

 

Avec la disparition de l’officialité de l’occitan langue écrite, la norme s’est peu à peu effacée, et les locuteurs, qui l’écrivent, sont désormais plus préoccupés de son authenticité que d'être compris hors leur terroir; elle doit en fait coller à ce qu’ils ont entendu, et l’écart entre langue écrite et parlée se réduit. Ecoutons encore JY Casanova tâcher de démonter les ressorts qui expliquent cette évolution….

 

« Quand la langue reste dans le domaine privé, intervient un problème quasi psychanalytique ; elle pose le problème du sujet. Le sujet veut reconnaître sa langue dans le code de l’écrit et pour cela il recourt à un phonétisme exacerbé. Il doit pouvoir écrire sa langue et la reconnaître. Or le code de l’écrit efface nécessairement la langue du papet, qui est orale. Il s’agit pour l’écrivain de retrouver le sujet linguistique de l’enfance, celui de la première langue. »

Pomone endormie - Jean Daret 1643 (Musée du Louvre RMN DR) le Musée Granet d'Aix-en-Provence présente une vaste exposition en plusieurs lieux de la région, consacrée à l'artiste, Aixois et peintre du Roi. Elle a attiré un public nombreux tout l'été et le Musée a associé le travail et les propositions artistiques de Didier Maurell à cet évènement

Le "vrai provençal" est un fantasme, celui de la langue de l'enfance, et chacun a la sienne

œuvre murale typiquement baroque par son extravagance, le mur peint de l'Hotel de Chateaurenard, du également à Jean Daret (photo MN)

Et de poursuivre puis conclure : « ici c’est donc le concept de LANGUE MATERNELLE qui pèse ; Bellaud parle d’ailleurs beaucoup de « lait », une langue qu’on prend à la mamelle. Parfois ça fonctionne bien, comme entre Milli et Sade. Au XIXe le débat sur la graphie doit être compris ainsi : deux mondes différents confrontent leur enfance ! Chacun veut retrouver SA langue perdue et nous sommes confrontés au fantasme des origines. La langue pure serait la langue héritée, bien qu’en la matière la pureté n’existe pas. Le « vrai provençal » n’existe pas, il répond simplement au fantasme des origines qui renverrait à une identification narcissique du sujet...ça n’aide pas au partage, cela répond seulement au besoin de reconnaissance de soi. Ce n’est que quand la langue sort du cadre privé, y compris régionaliste, pour devenir administrative, qu’elle évolue. »


Colloque préparé avec l'Ostau de Provença, lo Cep d 'Oc e l'IEO CREO Provença.

Vendredi 27 Septembre 2024
Michel Neumuller