« Il faisait tout en même temps et avec une pensée en constante évolution… une ébullition dont rend compte son immense correspondance ». Claire Toreilles, chercheuse en littérature pour l’Université Paul Valéry de Montpellier, ouvrait le colloque proposé par l’IEO Provença País Niçard País Aupenc samedi 14 octobre à Aix-en-Provence* par cette particularité de Robert Lafont : il touchait à tout, et pour innover dans chaque domaine, il lui fallait en même temps apprendre. Cette pensée en mouvement qui fit le « second risorgimento occitan » disait le regretté Guiu Martin, a évidemment séduit un grand nombre de ses étudiants qui, désormais, pour quelques uns, siègent à l’université.
Robert Lafont (1923-2009), dont on célèbre le centenaire, fut tout à la fois homme de théâtre, écrivain, poète, linguiste, historien, et homme d’action politique. On se souvient qu’il tenta d’être la voix des régions périphériques françaises, minorées par l’État, lors de la présidentielle de 1974, mais la plupart ignorent que les divers champs de ses recherches comme de sa littérature ont généré 84 ouvrages, dont la moitié en occitan, « mais quatre seulement ont assez intéressé les éditeurs pour qu’ils les traduisent en français » regrettera la même Claire Toreilles.
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Son monumental La fèsta, « auquel au début je ne comprenais rien » poursuivra Daniela Julien, « me parla mieux quand je compris qu’il connaissait parfaitement les détails de la vie dans les mas, d’où je venais moi-même ! Il me transmettait chaque cahier, me demandant de les relire, et c’est ainsi que peu à peu j’ai vu se développer ce vaste panorama dynamique embrassant l’histoire politique de l’Europe, son autobiographie comme la description sensible de nos lieux et d’innombrables détails sur le mode de vie de nos contemporains » dira l’auteure d’une thèse sur cette même Fèsta.
Sa poésie est mal connue, sa littérature mieux, mais qui sait qu’il innova dans le domaine de la linguistique, tout en développant, parmi les premiers, la socio linguistique ? Lui aussi auteur d’une thèse en linguistique, Domergue Sumien a rappelé la rigueur du travail en la matière de Robert Lafont. « Il a voulu que la langue occitane serve dans tous les domaines de la communication, y compris dans la littérature de science fiction, et fut partisan d’une norme fixe et stable pour la langue, se heurtant par là à de nombreux autres occitanistes ».
Robert Lafont a néanmoins développé ce travail normalisateur dans le respect des variétés dialectales c’est pourquoi Domergue Sumien commentera le concept cher au chercheur de « langue pluricentrique », tout en regrettant que cette œuvre linguistique, pas la plus connue de Lafont, ne soit pas rééditée.
Un entretien avec le cinéaste Joan Fléchet, de 1979, donne l’occasion à Robert Lafont de préciser sa pensée, dans laquelle il annonce clairement qu’une résurgence de l’occitan ne se fera pas au détriment des autres langues du pays, et de citer l’exemple marseillais. « Marseille sera marseillaise véritablement quand toutes ses langues (issues des immigrations, ndlr) trouvent un espace d’expression, car nous n’avons pas à substituer une langue à une autre ».
S’il est un domaine dans lequel le public, qui en général ne sait pas qui fut Robert Lafont, est ignorant aujourd’hui, c’est celui du théâtre. Aussi il est bon que son acteur principal en soit le témoin majeur. Andrieu Neyton le regrettera certes, « Lafont a cessé d’écrire du théâtre vers 1976 car il n’a pas trouvé son public ». Pourtant que d’œuvres qui sont autant de béliers enfonçant les portes de l’histoire officielle ! Car Robert Lafont, en écrivant pour le Centre Dramatique Occitan Dom Esquichòte, La Louve, Per jòia recomençar, ou mieux encore La Revòuta dei Cascavèus, sape l’histoire telle qu’écrite par les vainqueurs, et met à la disposition d’un public qui fut assez large dans les années 1960-70, une nouvelle manière de considérer sa propre histoire, et par là de prendre conscience des ressorts du colonialisme intérieur qu’il dénonce.
L’histoire, la notre au milieu de l’européenne, est d’ailleurs « l’élément de compréhension des enjeux présents » pour Robert Lafont, soulignera l’historien Felip Martel. Certes Lafont n’est pas historien, pas plus qu’il ne fut linguiste à la base, ni politicien… « mais il a été un des plus fins connaisseurs de l’œuvre d’Ernest Renan, souvent cité, rarement lu, qui gardait la possibilité – comme les premiers Jacobins – d’intégrer les cultures régionales dans le projet de la communauté française ».
Revenant à la recherche en linguistique menée par Robert Lafont, Patric Sauzet (université Toulouse) se souviendra qu’il fut empêché – quel paradoxe!- par l’IEO même de disposer d’un matériau qui aurait pu être majeur : une enquête sur les pratiques linguistiques des Occitans, refusée dans les années 1950. « Nous lui devons d’avoir restauré, comme les linguistes catalans avant lui, l’idée que les langues n’ont pas de hiérarchie. Avec Robert Lafont, pas de langue d’un côté et de patois de l’autre, mais une « langue A, dominante et une langue B, dominée, dont l’utilité est différenciée ».
Le chercheur, qui travailla durant les années 1970 à faire entrer la préoccupation occitane dans les mouvements sociaux, « ne s’est certes pas préoccupé de son lectorat » soulignera Teiriç Offre, « sans quoi il n’aurait jamais pu écrite La fèsta », mais référant à l’Al Andalus du moyen âge, « il pensait préfigurer une Europe multiculturelle basée sur le respect de l’autre et de sa langue ».
Mais que serait ce souhait si l’intellectuel n’essayait pas de le faire vivre dans le domaine politique, questionnera Gérard Tautil, fin analyste des enjeux politiques à propos de l’occitanisme ? « L’Europe pour lui, laisserait la possibilité d’une renaissance des minorités, et l’occitanisme politique serait la possibilité ouverte d’instaurer une démocratie mondiale contre le tribalisme étatique, c’est à dire l’autonomie, mais l’autonomie généralisée ».
Modérateur, comme on dit, de cette journée importante, Médéric Gasquet-Cyrus, lui aussi linguiste, résumera les enjeux d’une meilleure connaissance de l’œuvre de Robert Lafont et, partant, tracera peut-être les premiers pas d’un chemin vers la remise en lumière de sa pensée dynamique. « A l’heure de l’affrontement des idées binaires, l’œuvre de Robert Lafont donnera des clefs à qui veut travailler à un débat ouvert sur la société. Et cela porte au-delà de l’occitanisme qui a animé son action ».
Legir tanben : Robert Lafont, haute conscience d'une histoire
*Au bot d'un sègle - Robèrt Lafont - un regard provençau sus son eiretatge : jornada organisada per l'Institut d'Estudis Occitans Provença País Aupenc País Niçard Creo Provença a l'Ostau Mediterranèa dei Sciéncias de l'Òme d'Ais-de-Provença lo dissabte 14 d'octòbre de 2023.